La vie gourmande

La vie gourmande

Share this post

La vie gourmande
La vie gourmande
Qui suis-je sans mon téléphone ? Partie 1

Qui suis-je sans mon téléphone ? Partie 1

Chronique d’une addiction banalisée.

Avatar de Jessica Troisfontaine
Jessica Troisfontaine
juin 18, 2025
∙ abonné payant
38

Share this post

La vie gourmande
La vie gourmande
Qui suis-je sans mon téléphone ? Partie 1
13
3
Partager
Passez à la version payante pour profiter de la fonctionnalité de synthèse vocale.

On saisit son téléphone à toute heure du jour et de la nuit
comme on attraperait une main amie,
On le déverrouille en un regard,
il faut dire que personne ne nous connaît mieux que lui.
Il remédie à l’ennui, à l’inconfort, à l’oubli.
Il nous relie à tout le monde, et ne nous laisse seuls avec personne.

Il économise notre attention, et nous offre le délice de la distraction.
Pourquoi flâner, quand on peut être notifié ?
Il ne nous demande rien, si ce n’est de renoncer à se concentrer.
Il a réponse à tout, et nous préserve de l’effrayante possibilité de s’interroger.
Pourquoi s’échiner à réfléchir, quand on peut être déchargé de soi-même ?
Serait-ce un problème ?
Notre smartphone nous rend-il moins intelligent ? Aurait-on perdu le contrôle et le discernement ?
Qui suis-je, sans mon téléphone ?

Ce sujet figure sur la liste de ceux que j’ambitionne d’aborder dans cette newsletter depuis son lancement. Comme la plupart d’entre nous, mon téléphone est devenu une extension de moi-même en l’espace de quelques années seulement. Cela s’est produit de manière insidieuse, de sorte que je n’ai jamais vraiment cherché à résister. Je l’ai laissé s’infiltrer dans chaque interstice de ma vie et je l’ai observé révéler le meilleur comme le pire de ma personnalité. Notre relation m’apporte une alternance de brèves caresses et de morsures profondes dans mon estime de moi, comme c’est le cas de toute relation toxique… Et de toute addiction.

Je m’appelle Jessica Troisfontaine, j’ai 34 ans et je suis addict à mon téléphone portable. Mais comme pour tout addict, il a fallu que survienne un événement précis pour que j’éprouve l’envie irrépressible de m’en sortir, de donner un grand coup de pied au fond de la piscine numérique pour respirer à nouveau. Je vous raconte.

Lundi matin dans le noir

« Vivre sans téléphone portable, vous imaginez le supplice ? »
Françoise Giroud, La rumeur du monde.

J’ai le corps étendu en travers du lit double que j’occupe seule. Mon cerveau s’allume, ou plutôt ma conscience s’éveille. Sans ouvrir un œil, je déplie un bras pour tapoter l’écran de mon téléphone portable. Il charge à moins d’un mètre de ma tête et mon doigt connait à l’aveugle le chemin pour lui faire donner l’heure. Je ne programme jamais de réveil, mon horloge biologique étant réglée de manière à m’extirper des bras de Morphée vers 4h, avec une marge de plus ou moins 30 minutes (on reviendra à l’aspect névrotique de la chose, ne vous inquiétez pas). Chaque matin, mon téléphone m’offre donc la surprise de l’horaire exact du coup d’envoi de la journée. J’adore les surprises.

Mais ce lundi matin-là, l’écran reste noir. Il a dû s’éteindre. Je ne l’éteins jamais.
Son mutisme m’agace. Je me redresse, saisis l’objet récalcitrant et actionne les boutons latéraux pour faire apparaître la pomme blanche dans la pénombre. Toujours rien. Je ne suis pas certaine d’appuyer sur les boutons selon la bonne combinaison. Franchement, ça n’a jamais été clair entre le bouton d’augmentation et de diminution du volume, comment est-ce qu’on est censé deviner ? Je tente toutes les combinaisons possibles d’appuis successifs et simultanés de boutons mais l’écran reste désespérément noir.

Je bondis hors du lit pour aller m’enquérir de l’heure sur mon ordinateur portable. 4h24. Mon rythme cardiaque se calme : mon horloge biologique ne me fait pas défaut. Sauf que je dois préparer la trame de mon interview du lendemain et que toutes mes notes sont dans l’application dédiée de mon téléphone.
J’ouvre le moteur de recherche pour vérifier l’heure d’ouverture de l’Apple store le plus proche. Le wifi de mon appartement refuse d’obtempérer. Lui aussi. Je réfléchis à ce que j’ai pu faire de mal pour mériter cette malédiction. Il faut que je respire. Mon application de méditation est dans mon téléphone.

Je décide d’avancer dans la lecture d’un roman jusqu’à ce que je puisse emprunter le wifi du seul café des alentours qui a la décence d’ouvrir ses portes à 7h. Ça, je le sais de mémoire. Ma concentration divague sur tout ce qui est stocké dans la mémoire de mon téléphone et que je perdrais si celui-ci venait à ne jamais se réveiller. Je me méprise d’avoir méticuleusement dénigré chacune des notifications m’alertant d’une absence de sauvegarde sur cette nébuleuse qu’on appelle le Cloud. Une angoisse rampante m’amène à formuler des idées incongrues du type : c’est ça, de vouloir habiter seule. Un homme pourrait te réconforter. Ou au moins, partager sa connexion. L’absence de connexion me rend con.

À 6h45, je sors de chez moi et m’élance vers ledit café avec l’allure vaguement ridicule de ceux qui pratiquent la marche rapide.

Ce post est destiné aux abonnés payants.

Already a paid subscriber? Se connecter
© 2025 Jessica Troisfontaine
Confidentialité ∙ Conditions ∙ Avis de collecte
ÉcrireObtenir l’app
Substack est le foyer de la grande culture

Partager