Dans ma précédente missive, j’esquissais les contours d’un premier rendez-vous galant savoureux au restaurant.
Les plus hardis préfèrent recevoir d’emblée à dîner dans l’intimité de leur domicile. S’il revient à chacun de déterminer le moment où il ressent une confiance suffisante pour nourrir l’autre, cette étape advient inéluctablement dans toute relation vouée à perdurer. Vient alors le délicat choix des mets, si semblable au choix d’aimer.
Recevoir chez soi, c’est délaisser – au moins en partie – le masque social et les habits dont on drape d’ordinaire nos complexités. C’est fendre l’armure qui protège nos fragilités du regard de l’autre. Il n’est pas toujours facile de se confier par les mots, et la cuisine devient un langage éloquent pour se raconter.
Parce que nous sommes des êtres pluriels, proposons plusieurs plats dont la cohérence tiendra uniquement à ce qu’ils expriment différentes facettes de nous-même. Les assiettes se transforment en fenêtres ouvertes sur nos origines, notre histoire, notre façon d’embrasser le monde. Une recette évoque un voyage qui nous a bouleversé ou un être cher. Une découpe traduit un tempérament. Un assaisonnement ébauche le relief de notre intériorité.
Au fond, montrer à notre invité comment on allie les aliments et les influences, comment on marie les saveurs et les épices, c’est lui dévoiler comment on compose avec les ingrédients de la vie.
En diversifiant les propositions, on multiplie aussi les chances de rencontrer l’autre dans ses goûts et de commencer à dessiner ce territoire culinaire commun qui forge l’histoire de chaque couple.
Et puis, il y a quelque chose de galvanisant dans le foisonnement : devant une table richement garnie, l’excitation monte d’un cran, on retrouve une âme d’enfant – celle qui fait pétiller les yeux et pulvérise toute velléité de tempérance. On n’est pas là pour chipoter dans son assiette, ni avec ses émotions.
La plus grande liberté guidera donc l’élaboration du menu, sous deux réserves.
D’une part, enquérez-vous des éventuels régimes, contraintes et aversions alimentaires de votre invité. Votre passion pour les escargots gratinés pourrait ne pas être universellement partagée, aussi délicat soit votre beurre persillé.
D’autre part, jaugez la pertinence des plats qui mettent la dignité en danger ou menacent d’éclabousser les tenues d’apparat sous l’effet de la fébrilité. Leur liste non-exhaustive comprend les travers de porc caramélisés, les burritos, la frisée aux lardons et les fondues savoyardes.
Puisqu’il s’agit d’offrir ici quelques clés pratiques, voici les mets que je pourrais préparer pour un candidat à l’amour omnivore reçu chez moi (toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence) : un tartare de thon nippon, un carpaccio de fenouil molletonné au parmesan et des spaghetti al pomodoro ou con le polpette (les recettes sont détaillées en fin de missive).
L’ensemble crée certes un petit choc des cultures, mais qu’importe la partition, pourvu qu’on ait l’allégresse.
Ces recettes présentent l’avantage, hormis les dernières touches à apporter au moment du dressage, de pouvoir être préparées à l’avance. La conversation s’épanouit plus fluidement lorsque notre attention se focalise sur notre invité plutôt que sur une planche à découper (et on évite le risque de se sectionner une phalange en voulant conjuguer regards transis et découpe de radis).
Cela dit, si vous alliez sens du spectacle et maîtrise du couteau, il faut reconnaître qu’il y a quelque chose de charmant – voire d’irrésistible – à observer quelqu’un cuisiner pour soi. La cuisine étant un langage de séduction autant qu’un acte d’amour, la contemplation d’un amphitryon* qui s’affaire aux fourneaux de la relation fait chavirer les résistances. Et puis, surprendre quelques larmes offertes par la découpe d’un oignon instaure d’emblée un climat propice à l’ouverture du cœur.
Je pense à ce chanteur qui m’avait cuisiné une imposante pièce de viande (j’ai oublié l’animal mais pas la générosité de la sauce qui la nappait) avant de shaker des cocktails et de me chanter du Jacques Brel, ses yeux plantés dans les miens (un plus qui n’est certes pas à la portée de chacun) ; à ce journaliste qui m’avait préparé des œufs cocotte au air fryer (une fantaisie qui avait ouvert la discussion sur sa réjouissante collection d’électroménager) ; ou encore à cet avocat qui avait fait de moi sa commise pour la préparation des accompagnements d’un rôti (créant ainsi de délicieuses opportunités de rapprochement).
Reste la question du dessert. Demander à notre invité de l’apporter offre une solution de facilité autant qu’une occasion pour lui de se dévoiler. Si vous tenez à vous en charger, les fruits – crus ou rôtis, avec ou sans chantilly – me semblent être le choix du roi. À cette étape du dîner, la faim nous a sans doute quittés (si tant est qu’elle soit jamais arrivée), ou alors son objet s’est métamorphosé. J’ai, pendant leur pleine saison, une affection particulière pour les figues et leur suggestivité : bien mûres, elles portent en elles une invitation silencieuse à être ouvertes du bout des doigts pour révéler un monde de suavité.
Une dernière recommandation avant de vous laisser vaquer à l’orchestration de cette délicieuse soirée : si ce dîner mérite d’exhumer nappe blanche et coutellerie de qualité, chassez loin l’ambition de servir des assiettes dignes d’un étoilé. Avec ce type de projet, on finit par se transformer en ce personnage tourmenté qui enchaîne les trivialités du type « j’aurais dû laisser mariner un peu plus le tartare », « c’est sûr que c’est meilleur quand le fenouil est taillé à la mandoline mais je ne sais pas où je l’ai rangée » ou encore « les pâtes sont un peu trop cuites, non ? ». Si vous êtes tenté de vous laisser aller à cette pêche aux compliments (touchante mais un peu plombante) rappelez-vous que les émotions naissent le plus souvent – en cuisine, comme dans la vie – des aspérités, des petits loupés, de tout ce qui fait notre humanité.
En cuisinant pour l’autre, vous vous exposez à une inconfortable mise à nu mais le jeu en vaut la chandelle, dont la lueur envoûtante pourrait, qui sait, vous mener délicieusement à la bagatelle**.
Chaleureusement,
Jessica
Les recettes :
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Tartare de thon nippon
Commencez par détailler une belle tranche de thon rouge en cubes d’environ un centimètre de côté.
Préparez l’assaisonnement en mélangeant trois cuillères à soupe de sauce soja salée, une cuillère à soupe de sauce soja sucrée, une cuillère à soupe d’huile de sésame, une cuillère à soupe d’huile d’olive, du gingembre frais râpé (à discrétion, selon l’intensité que vous entendez conférer à ce dîner) et du wasabi (une racine râpée et transformée en pâte au goût piquant que vous pourrez trouver en épicerie asiatique ou remplacer par du raifort).
Réservez le thon et l’assaisonnement séparément au frigo. Une trentaine de minutes avant de passer à table, mélangez le tout en incorporant de la cébette émincée finement.
Dressez à l’aide d’un cercle en inox – faites-en l’acquisition si vous n’en possédez pas, cet investissement modique donnera bien plus fière allure à votre tartare.
En option, couronnez le tartare d’œufs de saumon ou de truite, offerts comme des perles de pluies venues de pays où il pleut. Prenez soin d’intégrer « Ne me quitte pas » de Jacques Brel – encore lui – à la playlist d’ambiance pour pouvoir placer la référence.
Le tartare présente l’avantage de ne pas requérir d’être un dégourdi du couteau, contrairement à ses compères crus les carpaccio et sashimi. Si vous vous rendez chez le poissonnier le jour du festin, ce qui est recommandé pour vous assurer de la fraîcheur du scombridé, vous pourrez même demander qu’il le découpe à votre place.
L’assaisonnement peut également apprêter du saumon, mais le résultat sera moins élégant et plus attendu (plus adipeux, aussi – soustrayez dans ce cas l’huile d’olive).
Les filets de thon comportent parfois des parties légèrement filandreuses, dont la dégustation n’est pas très agréable à cru. Cuisinez celles-ci en tataki, c’est-à-dire tout juste saisies à la poêle (30 secondes à peine sur chaque face) dans de l’huile de sésame, après les avoir fait mariner une dizaine de minutes dans le même élixir que le tartare et les avoir recouvertes de graines de sésame.
Cette recette sera l’occasion d’évoquer votre tropisme pour le Japon ou votre abonnement à cette newsletter – à vous de décider.
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Carpaccio de fenouil molletonné au parmesan
Rincez un fenouil, coupez les pluches (que vous pourrez utiliser comme herbes aromatiques après les avoir hachées) et la base du bulbe. Déshabillez-le de ses feuilles les plus dures et détaillez-le en tranches fines (idéalement à la mandoline mais un couteau bien aiguisé conviendra aussi).
Disposez les tranches en rosace sur une assiette et attendrissez-les du jus d’un demi-citron et d’huile d’olive extra vierge. Laissez mariner au moins trente minutes.
Juste avant de servir, poivrez, recouvrez d’un blizzard de parmesan fraîchement râpé et parsemez d’éclats de noisettes torréfiées.
Il émane de cette recette de la délicatesse et de la légèreté, qui sont des qualités bienvenues à la table d’une relation naissante – tout comme la fraîcheur et la vivacité, lesquelles pourront être conviées grâce à l’ajout de quartiers d’orange ou de pamplemousse.
Le goût anisé du fenouil étant un parti pris que tout le monde ne souhaite pas prendre, des artichauts poivrades pourront le remplacer (pensez alors à les citronner au fur et à mesure de la découpe pour éviter qu’ils ne noircissent).
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Spaghetti al pomodoro ou con le polpette
À l’occasion d’une interview pour M le magazine du Monde, j’ai livré la recette de ma sauce tomate fétiche et des divines boulettes de viande que vous pourrez déposer sur des spaghetti ou sur du riz. Le détail des étapes est juste ici.
Dernières notes :
Un amphitryon est une personne chez qui ou aux frais de qui on dîne ;
La bagatelle est ici entendue au sens de prémices amoureux, d’amuse-bouche érotique, comme le développe Agnès Pierron dans « Les bagatelles de la porte. Précis des préliminaires amoureux » (Pauvert), un fabuleux dictionnaire répertoriant les mots et expressions de ce temps du sexe trop souvent négligé ;
Vous retrouverez 60 autres recettes pour séduire aux fourneaux dans le truculent livre « Chaud » de Victoire Loup (Human Humans et Hachette Cuisine) ;
La photo de Sophia Loren en tête de cette missive est issue de son livre de cuisine intitulé “In cucina con amore” (en cuisine avec amour), qui date de 1971.
Un pur bonheur Jessica que vos descriptions amouro-culinaires ❤️ Douceur et pétillance s’accordent aussi légèrement que voluptueusement me laissant rassasiée mais déjà gourmande de la suite 🤩
Merci !! Quel plaisir de vous lire 💖